PRINCIPES, OEUVREs, TRAGÉGIE
(donnée à Paris le 4 décembre 2007 et à Lille le 6 février 2009,
publiée en annexe de « Ponce Pilate », édition Via Romana, janvier 2009)
publiée en annexe de « Ponce Pilate », édition Via Romana, janvier 2009)
QU’EST-CE
QUE LA TRAGEDIE ? Nous allons essayer de nous
mettre d’accord sur une définition, en partant de celle qui est la plus
généralement admise pour parvenir à l’acception la plus chimiquement pure.
Une « tragédie » est, en
premier lieu, une pièce de théâtre qui finit mal. On se souviendra, à ce sujet,
que « Le Cid », dont les héros Chimène et Rodrigue sortent vivants et
même ne désespèrent pas de s’épouser un jour, parut d’abord sous l’intitulé de
« tragi-comédie ».
Est-ce dire que, de bout en bout, le
ton de la « tragédie » se doit de demeurer grave, sans aucune
intrusion d’éléments comiques ? A observer la tradition classique
française, sans aucun doute. C’est même ce qui oppose principalement la
« tragédie » au « drame » romantique ou même naturaliste
qui, se voulant une représentation totale de la vie, postulent le
« mélange des genres ».
La séparation des deux registres – le
tragique et le comique – aura la vie dure. Le mélange des genres que pratique
Shakespeare avec une souveraine aisance, nous ne le trouvons correctement
accompli, au XIXème siècle, que dans « Ruy Blas » et surtout
« Cyrano de Bergerac ». Il faut attendre le XXème siècle, avec des
œuvres grinçantes comme certaines pièces d’Anouilh, pour que notre théâtre s’y
habitue vraiment.
Pour autant, ne négligeons pas que la
tragédie et la comédie se rejoignent par le haut. Tel défaut inhérent à la
nature humaine peut, en effet, engendrer une tragédie en même temps qu’il peut
être stigmatisé comme un ridicule. Je pense ici, par exemple, à l’avarice ou à
l’hypocrisie dans « L’Avare » et « Tartuffe » de Molière,
que seuls quelques traits de farce et leur dénouement heureux font basculer du
côté de la comédie. Après tout, le meilleur « mélangeur de genres »
de notre théâtre, c’est peut-être Molière dans ses hautes comédies, sans qu’il
ait prétendu appliquer une thèse préconçue.
Ce qui différencie encore la tragédie
du drame romantique ou naturaliste, ou de certaines pièces modernes à tonalité
sombre, c’est que les protagonistes de la tragédie sont exclusivement des
personnages mythiques, historiques, des rois, des chefs d’Etat, de sorte que
comme la tragédie grecque, sa devancière, la tragédie classique française se
situe nécessairement au contact de la religion ou de l’histoire, dont elle se
propose de tirer de hautes leçons à l’usage des spectateurs contemporains. Bien
sûr, l’homme et la femme, et les ressorts psychologiques permanents de notre
nature, sont exposés au public, mais au travers d’êtres d’exception, placés
dans des situations extraordinaires et pourtant exemplaires.
Vous remarquerez que je laisse ici de
côté la fameuse « règle des trois unités », qui me paraît quelque peu
dépassée à l’heure du cinéma.
C’est donc de la tragédie, considérée
comme un spectacle à tonalité uniformément grave, s’achevant sur un désastre,
mettant en scène des personnages considérables dans un but d’édification
morale, politique, religieuse que je vais parler ce soir. Reconnaissons qu’il
ne s’agit pas là de la partie la plus visible de la création dramatique
contemporaine : le devant de la scène est, en effet, largement occupé,
après la disparition de Montherlant et d’Anouilh, par le théâtre de
divertissement, à finalité essentiellement commerciale – même si de bonnes
comédies de mœurs se laissent parfois observer – et par le théâtre
d’avant-garde, grassement subventionné au titre d’un mécénat mal dirigé, par
lequel divers histrions s’emploient à subvertir toutes nos valeurs et à couper
notre peuple de ses vraies racines. Il n’en reste pas moins que sans la
tragédie, le théâtre perd beaucoup de sa dignité et de son utilité.
Disant cela, je ne méconnais pas que
le théâtre, dans notre société, est bien loin d’occuper la place… royale qui
était la sienne au Grand Siècle, au zénith d’une civilisation brillante et
raffinée. Mais le cinéma, la télévision, internet ne doivent pas faire illusion :
encore aujourd’hui, l’art dramatique attire de nombreux talents qui, sans
passer par lui, n’accéderaient jamais au cinéma ou à la télévision. Et malgré
les mauvais traitements qui lui sont infligés par certains professeurs et
metteurs en scène, notre théâtre classique demeure une référence.
Je conçois bien qu’envisager une
« renaissance de la tragédie » au XXIème siècle puisse apparaître
comme une gageure. Déjà, en 1978, Charles Rambaud, chroniqueur à
« Permanences » et dramaturge, m’avait averti : « Je crains
que rien ne soit plus inadapté (et peut-être, pour cela, nécessaire) à notre
époque que la tragédie à cause de la dimension spirituelle des personnages, de
leur hauteur morale à un moment où l’homme demande à l’œuvre d’art soit de le
divertir, soit de le rassurer en lui montrant des personnages aussi médiocres
que lui ».
A cette audace, je vais en ajouter une
autre, puisque je vais même plaider devant vous pour la restauration de la
tragédie en vers, que je tiens pour le meilleur de la tradition dramatique
française !
En elles-mêmes, la versification, la
poésie paraissent pourtant devoir être dissociées de la tragédie. D’abord parce
qu’on peut parfaitement concevoir une excellente tragédie en prose ;
ensuite, parce que la poésie n’est pas nécessairement destinée à la scène, un
peu comme la musique est faite pour le concert autant que pour l’opéra. On peut
même observer, par exemple dans le théâtre de Hugo, qu’un excès de lyrisme est
nuisible à la qualité dramatique.
Pour autant, le débat qui avait opposé,
précisément, Hugo, partisan du vers, à Stendhal, partisan de la prose, sur le
style le plus adapté au théâtre n’est pas clos. Charles Rambaud, qui m’écrivait
il y a trente ans : « Je crois à l’utilité de donner une forme
moderne à l’expression de la vérité quand ce ne serait que pour dire qu’elle
est actuelle ! » ou encore : « Le vers appelle une
solennité ; elle fait partie du genre. La prose est quotidienne et je
crois qu’il faut se rapprocher du langage quotidien et parler légèrement – par
pudeur – des choses graves », ne me convainquit pas.
Mais ce débat peut-il être tranché
dans l’absolu ? N’y a-t-il pas plutôt des sujets auxquels le vers convient
mieux que la prose ou, à l’inverse, la prose mieux que le vers ? C’est,
pour ma part, à cette position que je m’arrêtai dès la première préface de
« TIBERIADE » (1975) : « Nos chefs-d’œuvre classiques sont
applaudis et vécus au point qu’on imagine mal des personnages historiques, du
moins jusqu’en 1789, s’exprimant autrement qu’en vers : leur langage de
scène, dû tout entier au génie de nos poètes, est devenu vraisemblable, au
risque de faire sourire l’historien ». Bref : avant 1789, le
vers ; après 1789, la prose, tel fut le « double langage » que
je décidai d’adopter, conscient que l’utilisation du vers pour traiter un sujet
récent ne pourrait se concevoir que dans un esprit parodique, donc étranger à
la tragédie.
Mais ce n’est pas seulement parce que
les pères fondateurs de notre théâtre l’ont porté à un haut niveau de
perfection ou parce qu’il correspond à mon tempérament littéraire qu’il faut se
battre pour la réintroduction de l’alexandrin dans le langage de scène. C’est
d’abord pour lui-même, en tant que vecteur possible des plus hautes émotions
dramatiques, qu’il convient de le ressusciter !
Mais, diront certains, la Comédie Française
et les bonnes volontés qui continuent à se faire jour, en dehors d’elle, pour
la transmission de notre patrimoine suffisent amplement à cette tâche !
Je ne suis pas sûr qu’à cantonner
l’alexandrin de théâtre à la représentation de chefs-d’œuvre consacrés de
Corneille à Rostand, on travaille si efficacement à sa promotion. Ce faisant,
ne lie-t-on pas trop étroitement son sort à celui de textes qu’on ne réécrira
plus ? Au rythme où trop d’enseignants précipitent les humanités et les
classiques aux oubliettes, ne doit-on pas craindre que dans vingt ans, seuls
quelques « anciens » nostalgiques, bien incapables de se déplacer
pour aller au théâtre, se souviennent encore que Corneille, Racine, Hugo,
Rostand ont existé ?
Et alors, l’alexandrin dramatique aura
sombré avec eux ! Nos grands acteurs diseurs de vers, « trésors
vivants »au sens japonais du terme, ne trouveront plus à employer leur
savoir ! Un deuxième pan de notre culture s’effondrera… Double défaite,
sur le fond et sur la forme, aux conséquences incalculables.
J’affirme donc que l’appoint de
nouveaux créateurs s’avère indispensable si nous voulons sauver cet
irremplaçable élément de notre civilisation, si merveilleusement adapté à la
haute tragédie historique, du moins, comme nous l’avons vu, si elle se déroule
avant 1789.
Si l’on considère que la plupart des
sujets traités par nos grands dramaturges du XVIIème siècle se situent dans
l’antiquité gréco-romaine et que Corneille, traducteur inspiré de
« L’imitation de Jésus-Christ », n’a abordé le christianisme que dans
« Polyeucte » (dans « Le Cid », comme le remarque
Brasillach, le nom de « Dieu » est à peine prononcé, au temps de la Reconquista !),
Racine n’ayant évoqué que l’Ancien Testament dans « Esther » et
« Athalie » ; que les meilleurs drames de Hugo sont espagnols et
qu’il n’a été donné à Rostand que d’écrire deux chefs-d’œuvre,
« Cyrano » et « L’Aiglon », ce ne seront pas les thèmes qui
nous manqueront !
Voilà ce qu’envisageait mon illustre
prédécesseur Henri Ghéon en 1923 : « Hormis quelques fabliaux un peu
crus, le trésor immense de nos aïeux, plein de gaîté, d’émotion, de foi, qui
n’a pas été exploité, ni par le Moyen Age faute de maturité, ni par l’âge
classique faute d’approbation, ni par le romantisme faute de conviction
précise ; celui qu’aurait sauvé et mis en forme le Shakespeare français
qui, dans d’autres conditions historiques, se serait levé au grand siècle pour
réaliser le miracle du drame chrétien national : la France n’a pas encore le
sien ».
Certains d’entre vous penseront
peut-être que je mets « la barre trop haut », que les « jeunes
d’aujourd’hui » ne peuvent plus apprendre l’alexandrin etc. Je répondrai
que celui-ci, pour difficile qu’il soit, facilite grandement la mémorisation ;
plus largement, qu’il existe chez nos jeunes une exigence de qualité qu’il
convient de satisfaire dès lors qu’on les respecte. Ce n’est pas avec des
pièces de patronage qu’on affronte une crise de civilisation !
Puisque nous avons parlé de
« stratégie », il m’appartient maintenant de fixer des délais.
Pour ma part, je suis encore pour dix
ans dans ce qu’on appelle la « vie active » ; dix ans
pendant lesquels je suis, certes, toujours tenu de produire des œuvres
dramatiques, mais sans pouvoir participer le moins que ce soit à leur promotion
auprès des directeurs de théâtre, des metteurs en scène, d’un public potentiel…
Ce seront donc les initiatives que chacun de vous pourra prendre, dans l’esprit
que j’ai défini, qui constitueront ma seule, et d’ailleurs la meilleure,
publicité.
Tentons d’imaginer ce que sera devenu
le théâtre français dans dix ans. A moins que le feu du Ciel ne se soit abattu
sur Sodome et Gomorrhe, nous aurons vu sur nos planches les plus officielles
l’inceste, l’inversion, la pédophilie, que sais-je encore depuis qu’en Avignon
des acteurs se sont déshonorés à pisser et à déféquer sur scène à grand renfort
de subventions officielles([1]) ?
Les directeurs de théâtre qui auront refusé tous les compromis seront encore
moins nombreux qu’aujourd’hui ; mais ce seront les meilleurs, ceux qui
auront résisté le plus longtemps.
Alors, lorsque j’irai les trouver
avec, dans mes cartons, si Dieu veut, une bonne quinzaine de pièces non
seulement rédigées, mais déjà rôdées sur certains scènes de fortune, dans certains
collèges de bonne réputation, ayant déjà donné à des acteurs un peu aventureux
un nouveau champ d’expansion à leur maîtrise de l’alexandrin, croyez-vous que
ces directeurs de théâtre pourront sérieusement me réserver autre chose qu’un
excellent accueil ? Quelque chose de grand, un marché potentiel déjà en
gestation seront en effet à leurs portes, ils ne pourront plus se dérober. Le
moment sera alors venu, grâce à ce que nous aurons entrepris ensemble, de
passer à la vitesse supérieure. Non, vraiment, je ne désespère pas de voir
publier, de mon vivant, mes « œuvres complètes » - je n’ai pas dit
nécessairement à la « Pléiade » !
Me voici parvenu au bout de ma
réflexion sur la « stratégie ». Les rôles de chacun ont été
distribués. Merci de votre attention.
ALAIN
DIDIER
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